L’épreuve du réel (matérialisme et dialectique)
mercredi 10 décembre 2008
Le voile se déchire, l’empire s’écroule, les fortunes se défont, les pouvoirs sont renversés ! Les belles histoires qu’on nous racontait se révèlent ce qu’elles étaient, de la pure idéologie justifiant l’injustifiable de la domination des dominants. Ce n’est pas une raison pour ne plus croire en rien ni pour croire que ce sont les idées qui mènent le monde et retomber encore une fois dans les mêmes ornières en ne faisant que passer d’une idéologie à une autre, tout aussi aveugle et barbare.
Au lieu de se perdre dans le ciel des idées, il nous faut profiter de la crise et de l’éclatement de la bulle financière pour revenir aux réalités, revenir sur terre, à la critique de la vie quotidienne, et donc en premier lieu du travail qui en occupe une grande part. Il ne faut pas renoncer à prendre notre revanche ni à continuer l’émancipation humaine mais ce n’est pas en faisant des promesses inconsidérées ni en rêvant de quelconques utopies qu’on s’en sortira, c’est en s’attachant à ce qui constitue l’expérience même de la vie, dans l’exploration des possibles, avec toutes ses contradictions et ses déceptions, ses hauts et ses bas, ses ombres et ses lumières, ses forces et ses faiblesses.
A l’opposé de tout idéalisme et d’une vision simpliste de l’humanité, l’action politique ne saurait se passer d’une conscience claire de ses objectifs pratique, tout autant que des contraintes objectives. Même si ce n’est pas dans l’air du temps, nous avons besoin non d’un réenchantement du monde mais bien d’un solide matérialisme qui ne se réduise pas à un quelconque réductionnisme dogmatique et dépourvu de tout esprit mais comprenne la dynamique des processus matériels et historiques dans leurs changements, cycliques ou dialectiques, leur caractère transitoire et conflictuel.
De même il ne faut pas s’en tenir aux éléments ou faits isolés mais tenir compte des mouvements d’ensemble, des circuits empruntés, des totalités effectives et du caractère systémique des flux matériels avec leurs régulations "cybernétiques". Les organismes comme les organisations sont aussi matériels que les éléments qui les constituent, les relations sociales et les ressources vitales tout aussi réelles que les individus eux-mêmes dans une sorte d’économie des échanges matériels qui doit s’étendre aux interactions écologiques et ce qu’on peut appeler une écologie des pratiques, aussi bien qu’un matérialisme dialectique, où l’action transforme l’acteur, où le producteur se produit lui-même dans un processus récursif ou autopoïétique.
Le matérialisme dialectique n’est pas un déterminisme de la matière mais de l’action ou de la résistance subjective qui ne peut se passer de nous. Il détermine simplement notre marge de manoeuvre et le sens dans lequel on peut tenter de peser selon les urgences du moment. C’est la condition préalable de la transformation effective de nos conditions sociales. Ainsi, ce n’est pas parce qu’il y a des cycles, qu’il faudrait être trop cyclothymique et passer de la dépression à l’euphorie ou le contraire ! Il faut toujours essayer de raison garder et d’avoir une position réflexive, un peu contra-cyclique. Dans les périodes de dépression ou de débâcle politique et sociale, le plus important, c’est justement de comprendre le caractère cyclique de l’économie et de l’histoire pour ne pas perdre tout espoir et préparer les nouvelles victoires du prochain cycle. Inutile de préciser que personne n’y croit jamais et qu’en dehors des périodes de basculement, comme celle que nous vivons, dominent largement les conceptions linéaires de l’histoire, d’un progrès continu aussi bien que d’une catastrophe annoncée contre laquelle nous ne pouvons rien faire, devenus de toutes façons simples spectateurs de notre propre vie. Il y a effectivement des moments où rien n’est possible, où l’on subit défaites sur défaites, années après années. En l’absence d’action collective et de rapports de force favorables, la lutte est alors surtout idéologique contre le défaitisme et l’idéologie dominante. Il ne faudrait pas en conclure qu’il n’y a que les idées qui comptent si ce n’est les bonnes intentions ou les condamnations morales…
Une fois que la situation se retourne, pour des raisons objectives, et que les mouvements sociaux reprennent de l’ampleur, le plus urgent n’est plus de mobiliser, c’est de ne pas se payer de mot et de sortir de l’idéologie comme de la pensée de groupe qui peut être très dangereuse. On a absolument besoin à ce moment d’avoir une idée claire de l’objectif à atteindre et de l’alternative à construire en fonction des possibilités du moment et de la configuration historique. Les erreurs coûtent cher mais c’est là qu’une conception idéalisée de l’humanité mène immanquablement à l’échec si ce n’est au pire. Il est vital de se fonder sur une anthropologie qui ne soit pas trop éloignée de la réalité, de même qu’on ne peut se fonder sur une économie qui n’est pas soutenable. Le matérialisme est une exigence du réalisme politique.
Du défunt marxisme, ce n’est pas seulement le matérialisme qui manque trop souvent à l’écologie et l’altermondialisme, mais encore plus peut-être la dialectique qui est la grande absente des discours humanistes et des stratégies politiques. Une anthropologie juste est une anthropologie dialectique qui doit rendre compte des caractères contradictoires de l’humanité, pas seulement l’homo oeconomicus individualiste du libéralisme, pas seulement non plus l’homme communautaire, mais à la fois libéral et communiste pourrait-on dire avec des côtés aussi bien anarchistes que fascisants, en tout cas un homo sapiens qui est aussi homo demens, passant du rire aux larmes et un peu plus complexe que toutes les images pieuses ou repoussantes qu’on en donne.
Enfin, une fois qu’on est engagé dans l’alternative, s’il faut rester vigilant aux retournements cycliques ou dialectiques, le plus important pour atteindre ses objectifs devient la capacité d’autocritique et de corriger ses erreurs pour tenir compte de l’expérience et ne pas s’enferrer dans ses préjugés ni dans le dogmatisme de toute idéologie. C’est le stade suivant, qu’on peut appeler le stade cybernétique quoique celle-ci soit la plus calomniée, de rester trop méconnue, laissée dans les mains de techniciens irresponsables. Il est pourtant essentiel en toute chose de s’adapter au terrain, de se régler sur la réalité, d’avoir un retour de l’effet sur la cause, c’est-à-dire de disposer de boucles de rétroactions et de ne pas être trop sûr de soi, aveugle aux conséquences de ses actes. Le monde existe réellement, et c’est réellement que nous devons le changer.
Pour le changer il faut en avoir l’idée sans doute mais l’idée ne vaut qu’à venir de la réalité elle-même et de son injustice criante : c’est le bâton tordu qui veut être redressé, disait Ernst Bloch (c’est la clairière de l’Etre disait l’autre). Il ne s’agit que d’intérioriser l’extériorité et d’extérioriser l’intériorité, de ramener les problèmes individuels et subjectifs à des dysfonctionnements collectifs objectifs, déterminer la finalité intérieure par la réalité extérieure dont elle manque et vers lequel son désir l’oriente. On ne peut négliger pour cela ni les rapports de force, ni les circuits matériels et les contraintes systémiques où les flux d’informations contrôlent les flux de matières et d’énergie. Il ne suffit pas d’avoir de belles idées, il faut que ça marche, que ça circule et que ça puisse se répandre partout. C’est pour toutes ces raisons qu’André Gorz ne pouvait tirer la richesse des possibles que d’une critique des expérimentations effectives et de leur capacité à faire système, ce qui est le contraire de "penser par système", de simples principes moraux ou d’une vision idéale en dehors de l’histoire.
C’est trop méconnu mais un matérialisme dialectique, écosystémique et cybernétique constitue la clé d’une politique révolutionnaire effective qui change le système de production, loin de tout extrémisme ou romantisme révolutionnaire. Il s’agit de savoir prendre en compte le mouvement du négatif qui part de l’idéal (et de ses déterminations sociales) pour se matérialiser de façon dialectique dans une boucle de rétroaction de l’effet sur la cause où l’idée se modèle sur la résistance qu’elle rencontre, où, donc elle doit se contredire partiellement. Il ne faut pas se cacher la déception qu’on peut en retirer à chaque fois, voire l’irritation devant cette dure réalité qui nous résiste et nous blesse cruellement. Seulement, l’expérience de l’existence ce n’est rien d’autre que l’épreuve des faits, l’apprentissage de l’expérience où l’on perd ses illusions, où l’on corrige ses conceptions erronées, mais c’est ainsi que l’esprit se réalise dans la confrontation avec la matérialité, en s’ajustant au terrain dans toute sa vivante complexité qu’on ne peut comprendre qu’en la transformant.
C’est peut-être le plus difficile pourtant, d’admettre notre déception originaire où l’existence s’éprouve comme désir. Tout le monde semble si heureux, bons citoyens et pleins de bons sentiments. Il semblerait que je sois le seul à ne pas être à la hauteur et ne pas participer à la fête ! Il faut dire qu’on se moquerait de nous assurément d’avouer ainsi nos insuffisances. On préfère rivaliser dans nos prétentions et dans une forme de pensée positive ou de méthode Coué si répandue dans les entreprises américaines. Il semble qu’on n’a d’égards que pour le petit nombre des vainqueurs, des vedettes, des dominants (même dans les milieux alternatifs souvent !), alors que le grand nombre est celui des perdants. L’attitude démocratique ne consiste pas à glorifier le peuple mais à se mettre du côté des réprouvés et des faibles comme des prolétaires et des exclus. Il serait donc bien préférable de faire l’aveu de tous nos échecs et revendiquer nos faiblesses qui nous font tous frères plus sûrement que nos bons sentiments, embarqués dans la même aventure, se coltinant les mêmes contradictions et se cognant aux mêmes problèmes. Pas la peine de frimer, vraiment, de faire croire qu’on aurait la science infuse, de jouer au saint, de se poser en modèle, en sage, en maître ! On devrait savoir pourtant à quel point on peut être ignorant de tout, si peu sage et si faible, seule façon de faire un peu mieux mais il ne suffit certes pas de critiquer l’aliénation pour s’en débarrasser. Nous ne sommes pas des héros, non, tout au plus des perdants magnifiques !
Au moment où les premières émeutes éclatent, rien n’est joué encore, mais il vaut mieux savoir qu’il n’y a pas de raisons que ça se passe bien, ni avec les autres, ni entre nous. Il faudra y mettre du nôtre mais on ne peut trop attendre d’une transformation du monde sinon de saisir par chance quelque occasion qui ne se représentera pas avant longtemps sans doute ! En tout cas, il ne faut pas être trop naïf, l’écroulement du système n’est pas là pour nous faire plaisir : il nous ramène brutalement à la raison. La vie est une dure épreuve où l’on éprouve toutes nos limites et la perte de nos illusions. S’il y a quelques moments inoubliables, l’écart entre nos rêves et la réalité la plus sordide semble assez inévitable dès lors que "l’amour maternel est une promesse que la vie ne peut pas tenir" comme disait à peu près Romain Gary. Loin d’être cette aimable comédie vouée au divertissements que la société de consommation nous offre en spectacle pour nous refiler ses marchandises frelatées, il y a une dimension tragique de la vie, au-delà même de sa triste fin, dimension non seulement impossible à éliminer mais qui en fait tout le prix !
C’est le paradoxe qu’il faut souligner pour finir : cette dureté de la vie, ses déceptions et ses remords ne peuvent être éliminées car ce n’est pas du tout une regrettable anomalie mais ce qui fait toute la valeur de notre existence humaine, existence politique et désir de reconnaissance plutôt que jouissance animale. Ce n’est pas pour autant qu’il faudrait accepter notre sort passivement, tout au contraire, puisque c’est le non-sens du monde et son injustice que nous devons surmonter activement à chaque fois et qui donnent tout leur poids à notre action ! Le monde de la vie n’est ni celui de l’éternité immobile, ni celui de la satisfaction immédiate mais de la durée et d’une évolution incertaine. Quelle place aurions-nous sinon dans un monde qui tourne sans nous et ne susciterait ni indignation, ni résistance ? Que serait une vie gagnée d’avance comme déjà vécue ? Vaudrait-il de vivre enfin s’il y avait vraiment un savoir-vivre ?
On ne fait jamais que sortir petit à petit de l’obscurité et de l’ignorance. La réalité est toujours décevante, avec la probabilité de l’entropie, mais le reconnaître, par l’expression du négatif, c’est déjà permettre de le dépasser et de faire advenir l’improbable peut-être. Reconnaître cet écart entre le mot et le fait, entre être et devoir-être, c’est transformer le négatif en positif. Ce n’est pas seulement la condition de la réussite immédiate mais plus encore de la viabilité sur la durée. C’est tout simplement l’expérience de la vie, du réel d’un manque ou de la rencontre, d’un moi qui doit composer avec un non-moi, et c’est bien ce qui fait l’enjeu de l’existence dans l’épreuve d’un réel qui se dérobe à notre désir, non-sens auquel il nous faut donner sens mais qu’on ne peut trouver que dans l’histoire passée qu’il nous faut continuer en participant activement à l’aventure de l’humanité. C’est toujours un dur apprentissage collectif sans aucun doute que cette histoire pleine de bruits et de fureurs mais il faut croire qu’on peut apprendre du passé et qu’on ne répétera pas toujours les mêmes erreurs, déjà éprouvées tant de fois ? Il ne faudrait pas revenir en arrière, aux conceptions démagogiques les plus simplistes !
Dans ces temps troublés, on a besoin de radicalité mais il ne faut pas céder sur la vérité. La vérité est révolutionnaire car elle mine tous les pouvoirs, toutes les autorités même "révolutionnaires", mais ce n’est pas tomber dans le scepticisme ou le relativisme, encore moins dans le dogmatisme. C’est toujours la même réponse que donne la philosophie aussi bien au sophiste qu’au religieux, celle de la pensée critique, de la science et de l’histoire, de ce qu’on peut appeler un matérialisme dialectique : ni le renoncement à la vérité, ni de certitude aveugle. Ce n’est pas la voie majoritaire, hélas, trop loin des mouvements de foule qui occupent la scène. La vérité ne peut se dissimuler trop longtemps et finit toujours par triompher, en attendant nos folies peuvent causer bien des massacres. On peut toujours espérer mieux, mais il faut s’attendre au pire…