« Colloque Degrowth » : l’entrée d’un mouvement dans le champ du savoir
lundi 16 juin 2008 par Ronan
Lorsque l’on croit à la décroissance, ou simplement que l’on s’y intéresse, il est bon de savoir que l’on n’est pas seul. Idée à rebours des cadres interprétatifs auxquels la société nous soumet -productivité, argent, richesse, croissance, développement- la décroissance peut irriter ou déconcerter l’esprit novice pour qui le « développement durable » devait répondre d’un même bloc à tous les enjeux environnementaux, économiques et sociaux. Pour les adeptes de la notion de décroissance, le développement durable n’est qu’un oxymore sédatif dont l’efficacité mal affirmée et les méthodes luxueuses qu’il nécessite s’inscrivent dans une logique de croissance et de perpétuation des systèmes de production marchande et matérielle. Pourtant des mouvements en France et en Italie essentiellement, mais aussi un peu partout dans le monde, entendent la promouvoir, la diffuser et la clarifier. A Paris, les 18 et 19 avril derniers, s’est tenu le premier colloque mondial sur la décroissance intitulé : « Conference on Economics Degrowth, for Ecological Sustainability and Social Equity » à laquelle a participé une centaine de personnes d’une vingtaine de nationalités. On peut citer deux des principaux initiateurs de ce colloque : François Schneider(1), ingénieur ayant notamment contribué à la théorie de l’effet-rebond et Fabrice Flipo(2), universitaire militant de longue date aux Amis de la Terre.
Des chercheurs d’horizons et spécialités différentes ont apporté leur contribution à ce nouveau champ de recherche en observant quels pourraient être les différents scénarios de décroissance, et par quels mécanismes un processus de décroissance progressive se mettrait en place dans nos sociétés industrielles. Ce séminaire avait pour horizon d’asseoir la décroissance comme objet de recherche à part entière et de rédiger une position finale internationale de la décroissance. Durant ces 48 heures de débats et rencontres informelles, il a été possible de saisir la diversité sociologique qui fait vivre la décroissance : des étudiants, des retraités, des universitaires, des voyageurs, des militants associatifs ayant tous répondu au mot déclencheur de la décroissance. Répartis entre plénières et ateliers thématiques, les participants ont tenté de cerner le concept de « décroissance » dans plusieurs dimensions. Il y avait durant ces deux jours comme un frémissement, un sentiment partagé d’être au milieu d’une étape importante dans l’histoire d’une idée : son moment de sophistication théorique, son entrée dans le champ académique, en somme, sa prise au sérieux par la sphère de la pensée et du savoir.
Travailler sur la décroissance amène à aborder une multitude de questions sociétales (écologie, modes de production, échanges, emplois, transports, alimentation, habitat), mais aussi philosophiques (rapport à l’altérité, quête du bonheur, sens du progrès et de la technique, finalité des échanges, réflexion sur le besoin et le désir). C’est un thème multiforme qui sort des logiques de spécialisation en voulant proposer, ambitieusement, une autre lecture du monde qui intègre la biosphère dans le paradigme économique. La décroissance se pose donc d’abord comme un cri de ralliement, un slogan. Elle invite à questionner les déterminations du système économique auquel nous sommes soumis et cherche des voies de sortie à l’embrigadement productiviste. Par les interrogations qu’elle génère sur le progrès, la consommation, le sens de la modernité, elle crée des pistes de réflexion ayant un but commun : retrouver des zones d’autonomie face à un système qu’elle dénonce comme écrasant les imaginaires, entravant la créativité.
La décroissance est comme une famille hétéroclite où se retrouvent des écologistes, des alter mondialistes déçus, des anar’. Fabrice Flipo identifie quatre composantes essentielles de la nébuleuse décroissante : la source culturaliste menée par Serge Latouche, la source démocratique conduite par Ivan Illich, la source écologiste, et la source bio-économiste dont Georgescu-Roegen est le fondateur(3). Ce rapide panorama des origines de la notion indique la capacité de brassage et d’absorption de la décroissance qui est ainsi d’une grande richesse conceptuelle et touche un faisceau de courants disparates. Le caractère hétéroclite dans sa base matricielle souligne son pouvoir de réactualisation de textes et sa force d’adaptation à « l’air du temps » de problématiques passées. Ce recyclage d’auteurs et ce mélange d’horizons militants mettent simultanément en lumière la pertinence visionnaire des enjeux soulevés par la décroissance. Certains essaient déjà de mettre en application les principes de la décroissance. Nous avons pu en rencontrer quelques uns durant ce colloque. Ils ne se situent pas dans l’affirmation d’une idéologie particulière, ni dans la revendication d’une identité. Ce n’est pas non plus une contestation collective, mais bien plutôt une contestation comportementale. Ce ne sont pas de larges groupes organisés, mais des individus qui dessinent une stratégie de l’escapisme, c’est-à-dire une volonté de sortir du système.
Si certains sont conscients de la nécessité d’un changement de posture, la décroissance reste malgré tout, même chez les écologistes en général et chez les Verts en particulier, une idée dangereuse, ou effrayante voire obscène. L’inertie idéologique qui allie de façon automatique croissance, progrès et bien-être est tenace. L’obstination à se complaire dans la démesure reste l’état d’esprit d’une grande majorité de citoyens et de décideurs qui veulent à tout prix « rester compétitifs », sans avoir véritablement conscience de la finalité ontologique d’un tel objectif. Face à la crise écologique pourtant indéniable désormais, pourquoi une telle résistance des mentalités ? Le philosophe Jean-Louis Vullierme explique cette tension entre prise de conscience et comportement contradiction par la théorie de « l’interaction spéculaire »(4). Un citoyen moyen est certes informé, mais avant d’agir, il ne réfléchit pas à son seul comportement. Dans les choix de vie qu’il pourra faire, l’image de lui même aux yeux des autres est essentielle. La société devient alors un système de représentations croisées entre individus. Le déni collectif de l’urgence écologique est issu de cette attente réflexive : que va faire mon voisin ? Que va-t-il penser de moi ? Il ne suffit pas d’additionner les volontés individuelles pour changer les comportements. Peut-être sommes-nous tous les décroissants refoulés, des décroissants qui s’ignorent, qui refusent de répondre à leurs aspirations et leurs convictions. Par des initiatives comme ce colloque, la décroissance pourra progressivement dépasser les timidités et les réticences pour devenir un modèle du monde partagé.
Yves COCHET
Mathématicien, ancien Ministre de l’Environnement, Député de la 11e circonscription de Paris.
1/ François Schneider, Co-fondateur et chercheur de Recherche & Décroissance ; Membre du SERI. A travaillé à L’INSA de Lyon, CML-Pays-Bas, Institut pour l’Ecologie industrielle-Autriche et SERI, Fond Estonien pour la Nature, INETI-Portugal. L’Ecologiste, Edition française de The Ecologist, n°11 Octobre 2003, Vol 4, n°3, p45. Point d’efficacité sans sobriété dans « Objectif Décroissance », coordonné par Michel Bernard, Vincent Cheynet, Bruno Clémentin, Editeurs Parangon et Silence, collection L’après développement.
2/ Fabrice Flipo, Maître de conférences en philosophie, TELECOM & Management SudParis, Laboratoire CEMANTIC / Groupe de Recherche ETOS. Auteur de Justice, nature et liberté, Parangon, 2007 ; Le développement durable, Bréal, 2007 ; Ecologie des infrastructures numériques, Hermès, 2007.
3/ « Voyage dans la galaxie décroissante » de Fabrice Flipo, in Mouvements, sans date http://www.mouvements.asso.fr/spip.php ?article61
4/ Jean-Louis Vullierme, Le concept de système politique, Presse Universitaire de France, Paris, 1989